Analyse harmonique de l'ensemble de Mandelbrot : décomposition de Fourier

Wikipedia : Ensemble de Mandelbrot (Mandelbrot set), Transformée de Fourier (Fourier transform), Joseph Fourier (1768-1830), Benoît Mandelbrot (1924-2010)

Cette page poursuit l'étude fine des fractales de Mandelbrot et Julia obtenues par itération d'une fonction complexe, en s'intéressant à une méthode particulière d'analyse.

L'analyse harmonique est une vieille branche des mathématiques (encore très vivante), dans laquelle on cherche typiquement à décomposer un signal (par exemple sonore) en une série d'ondes de base, de fréquences différentes (graves, aigües, etc). Pour essayer de décrire simplement les choses, si l'on considère le signal sonore d'un accord musical (plusieurs notes simultanément), l'analyse harmonique permet de détecter quelles notes le composent, ce qui est loin d'être évident en regardant la forme brute du signal.

Quel rapport avec l'ensemble de Mandelbrot ? Cet ensemble décrit une dynamique dans le plan, une transformation (le "carré complexe") répétée indéfiniment1. A chaque point de cet ensemble est associé une suite de points engendrée par cette répétition, formant une trajectoire qui ne fuit pas à l'infini, que l'on peut interpréter comme un signal. Nous savons même que certaines de ces trajectoires sont périodiques, ou pseudo-périodiques, pour des périodes différentes. Il est donc assez naturel de s'intéresser aux transformées de Fourier de ces suites, ce qui va nous permettre de révéler à quelles fréquences "vibrent" les orbites, en fonction de leur point de départ dans l'ensemble de Mandelbrot.

Décomposition en fréquences

Rappel : l'ensemble de Mandelbrot

Pour être plus précis, à chaque point $z$ du plan $\mathbb{C}$, on associe une suite $\left( z_n(z) \right)_{n\in\mathbb{N}}$, qu'on peut appeler l'orbite du point complexe $z$ sous l'itération du polynôme quadratique de Mandelbrot, définie par :

(1)
\begin{align} \left\{ \begin{array}{rl} z_0(z) & = z \\ z_{n+1}(z) & = z_n(z)^2 + z \end{array} \right. \end{align}

On rappelle que l'ensemble $M$ de Mandelbrot est l'ensemble des $z$ tels que la suite $\left( z_n(z) \right)_{n\in\mathbb{N}}$ ne diverge pas. En fonction de $z$, ces suites peuvent avoir des comportements très différents, et en particulier avoir un nombre fini ou infini de valeurs d'adhérence (voir les sections Itération d'une fonction complexe et Description fine des ensembles de Mandelbrot et Julia).

Calcul de la transformée de Fourier

Pour chaque point $z$ à l'intérieur de $M$, on peut donc décomposer son orbite selon ses harmoniques, c'est-à-dire calculer la transformée de Fourier complexe $\lambda \mapsto c^{ \mbox{ } }_{\lambda} (z)$ de la suite $\left( z_n(z) \right)_{n\in\mathbb{N}}$ :

(2)
\begin{align} c_\lambda(z) = \sum_{n=0}^\infty z_n(z) e^{{2\pi i \lambda n}}, \end{align}

$\lambda\in\mathbb{R}$ est la fréquence d'analyse du signal (une unité de temps correspondant à une itération).

Par construction $c_{\lambda+1}(z) = c_{\lambda}(z)$, $c$ est une fonction 1-périodique en $\lambda$, ce qui permet de limiter l'étude aux fréquences comprises entre 0 (pas d'oscillation, d'une lenteur infinie) et 1 (oscillations au même rythme que les itérations).

On a de plus la propriété de symétrie triviale $c_{-\lambda}(z) = \overline{ c_{\lambda}(\overline{z} ) }$, ce qui permet de limiter l'étude à $\lambda \in [0,\frac{1}{2}]$.

Un point technique : convergence des séries

En fait, la série $c$ n'est pas vraiment convergente en général. A priori, sa définition, ci-dessus, doit donc être entendue au sens de la théorie de la mesure, ou au sens des distributions de Schwartz (ce n'est pas une égalité de nombres)2. Notamment, pour une fréquence rationnelle $\lambda\in \mathbb{Q}$, $c_\lambda(z)$ est une somme finie de masses de Dirac, autrement dit la série est soit nulle, soit infinie.

Cependant, en pratique, on ne va s'intéresser qu'à des séries tronquées, des sommes jusqu'à un certain rang préalablement choisi ; c'est comme si l'on supposait que toutes les suites $(z_n)$ sont nulles à partir d'un certain rang, et dans ce cas toutes les sommes et intégrales sont trivialement convergentes, toutes les formules écrites restent vraies et sont bien des égalités de nombres. Seul le passage à la limite (une série infinie) présente une certaine complexité technique mais qui ne nous concerne pas dramatiquement ici.

On peut également remarquer que la dépendance de $c$ en $\lambda$ est d'une effroyable irrégularité (à tel point que $c$ n'est même pas une fonction, on doit la considérer comme une mesure ou une distribution), mais on s'intéressera surtout à sa dépendance en $z$ pour $\lambda$ fixe.

Le graphe suivant permet de se faire une idée de l'irrégularité des coefficients de Fourier en fonction la fréquence $\lambda$. Sur ce graphe, on ne considère que les trajectoires partant d'un $z$ sur la droite des nombres réels (autrement dit on ne regarde que l'axe de symétrie de l'ensemble de Mandelbrot). Ainsi un graphe en 3 dimensions suffit pour représenter l'ensemble des coefficients de Fourier3 $c$ (en hauteur) en fonction de toutes ses variables : point de départ (en abscisse) et fréquence (en ordonnée). On pourrait faire un graphe similaire pour chaque ensemble de points de départ de la forme $x+iy$ à $y$ fixé - ce graphe ne réprésente que la "tranche" $y=0$.

Dans la suite, on ne représentera que des coefficients de Fourier pour une seule fréquence $\lambda$ donnée, en fonction de leur point de départ complexe en 2 dimensions.

FourierLogistic.png
Formule de réplication (transformation inverse)

On peut reconstituer la série originale $\left( z_n \right)_{n\in\mathbb{N}}$ à partir de sa décomposition en fréquence $(c_\lambda)_{\lambda\in [0,1]}$ :

(5)
\begin{align} z_n(z) = \int_{0}^1 c_\lambda(z) e^{- 2\pi i \lambda n } d\lambda, \mbox{ pour }n\in\mathbb{N}. \end{align}

Résultats numériques

Dans tous les graphes ci-dessous, l'extérieur de l'ensemble de Mandelbrot est colorié en marron foncé. A l'intérieur, la couleur est fonction du module du coefficient de Fourier correspondant à une fréquence donnée, selon un dégradé qui va de noir (coefficient nul) à blanc (coefficient maximal) en passant par bleu. On ne regarde que l'amplitude des coefficients de Fourier, pas leur phase.

On observe la "réponse" de l'ensemble de Mandelbrot lorsqu'il est stimulé par une onde périodique, pour différentes fréquences préalablement choisies : les zones bleues et blanches sont excitées, résonnent, vibrent en harmonie avec l'onde-stimulus, tandis que les zones noires ne réagissent pas.

Dans les sections suivantes, on examine en détail la transformée pour quelques fréquences rationnelles particulières ; la dernière section montre une représentation fictive de la transformée dans son ensemble.

Coefficient associé à la fréquence λ=0 (ou λ=1)
(7)
\begin{align} c_0 = c_1 = \sum_{n=0}^\infty z_n(z) = z_0 +z_1 + z_2 + z_3 + ... \end{align}

Le coefficient $c_0$ est simplement la somme des points de l'orbite, sans pondération, c'est donc certainement le moins intéressant. A chaque itération, la même impulsion est envoyée à l'ensemble. En réponse, l'ensemble $M$ tout entier vibre, tous les points sont allumés, sauf le voisinage proche du point 0 qui est "superstable" (son orbite est nulle, ainsi que tous ses coefficients de Fourier).

Frac-101-fourier-x.png
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Coefficient associé à la fréquence λ=1/2
(8)
\begin{align} c_{1/2} = \sum_{n=0}^\infty (-1)^n z_n(z) = z_0 - z_1 + z_2 - z_3 + ... \end{align}

Le coefficient $c_{1/2}$ est la somme alternée des points de l'orbite. On stimule l'ensemble de Mandelbrot avec un signal de période 2, d'amplitude constante mais dont le signe alterne, une fois positif, une fois négatif. En réponse, seule une partie de l'ensemble réagit, vibre, résonne : le premier bulbe circulaire à gauche, et d'autres bulbes plus petits.

En particulier, la composante principale de l'ensemble, la cardioïde, ne vibre pas. Cela s'explique car la cardioïde est le lieu des points convergents, au bout d'un certain rang les orbites partant de ces points sont presque constantes, et elles sont donc neutralisées dans le coefficient $c_{1/2}$ par cette alternance de changements de signe.

Par contre, le premier bulbe est le lieu des points attirés par un 2-cycle, autrement dit à partir d'un certain rang les orbites partant de ces points sont presque 2-périodiques, c'est pourquoi ce bulbe réagit à une stimulation 2-périodique. Il résonne quand on envoie ce signal.

Ce bulbe est justement appelé le bulbe-1/2, ou bourgeon-1/2. Les bulbes principaux (tangents à la cardioïde) sont repérés par un nombre rationnel p/q avec p et q premiers entre eux.

Les autres bulbes qui réagissent sont des harmoniques : tous les lieux des points attirés par un cycle de longueur paire vont réagir à une stimulation 2-périodique, et les lieux impairs ne réagiront pas.

Au voisinage du point limite $-0,75$, c'est-à-dire à l'intersection de la cardioïde et de ce bulbe 1/2, le module du coefficient est très petit (couleur foncée), car l'orbite se dédouble de manière continue, elle est attirée par 2 valeurs d'adhérences qui sont très proches, jusqu'à se confondre en un seul point.

Frac-102-fourier-x.png
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Coefficient associé à la fréquence λ=1/3
(9)
\begin{align} c_{1/3} = \sum_{n=0}^\infty j^n z_n(z) = z_0 +j z_1 + \overline{j} z_2 + z_3 + j z_4 + ... \mbox{, avec }j=e^{\frac{2\pi i}{3}} \end{align}

On stimule l'ensemble de Mandelbrot avec un signal de période 3. En réponse, tous les points attirés par un cycle de période multiple de 3 réagissent, en particulier les 2 gros bulbes latéraux de l'ensemble, qui sont les lieux des points attirés par un cycle de période exactement 3, et toutes leurs "harmoniques".

Frac-103-fourier-x.png
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Contrairement aux deux coefficients précédents, l'amplitude de celui-ci n'est pas symétrique par rapport à l'axe réel (abcisses).
Il y a deux bulbes d'ordre 3, et celui du coté supérieur résonne plus que l'autre. Mais en effet, on a la formule

(10)
\begin{align} | c_{1-\lambda}(z)| = | c_{\lambda}(\overline{z} ) |, \end{align}

d'où $| c_{2/3}(z)| = | c_{1/3}(\overline{z} ) |$, qui montre que le symétrique de ce coefficient (où le bulbe du coté inférieur résonne plus que l'autre) est le coefficient associé à la fréquence $\lambda = 2/3$.

Coefficient associé à la fréquence λ=1/4
(11)
\begin{align} c_{1/4} = \sum_{n=0}^\infty i^n z_n(z) = z_0 +i z_1 - z_2 - i z_3 + z_4 + i z_5 ... \end{align}
Frac-104-fourier-x.png
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Et de la même façon, le coefficient associé à la fréquence $\lambda = 3/4$ révèle les bulbes symétriques par rapport à l'axe réel.

Coefficient associé à la fréquence λ=1/5

4 bulbes d'ordre 5 sont révélés par les fréquences 1/5, 2/5, 3/5 (symétrique de 2/5) et 4/5 (symétrique de 1/5).

Frac-105-fourier-x.png
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Coefficient associé à la fréquence λ=2/5
Frac-102-fourier-z5.png
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Carte de synthèse de la transformée périodique

On essaie ici de synthétiser l'ensemble des résultats en un seul graphe. Il est impossible de faire autre chose qu'une approximation grossière, à cause de l'irrégularité de la transformée $c$ en fonction de la fréquence $\lambda$. On ne connait $c$ qu'aux fréquences rationnelles, que l'on note $\lambda=\frac{p}{q}$ avec p et q premiers entre eux. En ces points, on observe que seules certaines parties de l'ensemble résonnent : la partie révélée par le coefficient de Fourier associé à la fréquence p/q correspondent précisément à ce qu'on appelle "bulbe p/q" ou "bourgeon p/q" (où q est la périodicité, et correspond aux nombre d'antennes dans les filaments surmontant le bourgeon ; p est l'ordre dans lequel apparait ce bourgeon de périodicité q, en parcourant le cercle trigonométrique) tel que défini dans Wikipedia par exemple. Voir également la section consacrée à l'étude fine des fractales de Mandelbrot et Julia.

MandelFourierMap-750-w.png

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Ces bulbes s'organisent selon l'algèbre de Farey, et ont été étudiés en détails notamment par R. Devaney. Sur ce sujet, consulter son excellent site en anglais : The Fractal Geometry of the Mandelbrot Set - I. the period of the bulbs, II how to count and how to add et ses articles, dont The Mandelbrot set and the Farey tree, Robert L. Devaney, 1997 (PDF). A consulter également, Bifurcation in Complex Quadrat ic Polynomial and Some Folk Theorems Involving the Geometry of Bulbs of the Mandelbrot Set, Monzu Ara Begum (PDF).

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